Au-delà du Jourdain, femmes de la Méditerranée
par Anne Marie Poucet
La Méditerranée, berceau et carrefour de civilisations entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Peut-on imaginer de meilleur lieu pour “tisser des mondes“ ?
Nous vous invitons donc à parcourir avec nous des filmographies diverses, représentant autant de sensibilités féminines exploratrices de réalités politiques, sociétales ou intimes, tout autour de la Méditerranée.
Les pays traversés sont divers mais chacun nous parle de notre commune humanité.
Les films israéliens sont le fait de réalisatrices palestiniennes qui vous convient à rentrer dans l´intimité de femmes qui vivent une situation difficile, et nous dévoilent leur situation concrète saisie dans la diversité de leur vécu et de leur relations. Si le conflit israélo-palestinien sert de toile de fond, il ne saurait être le sujet de ces films mais plutôt la difficulté d´être femme et de faire reconnaître ses aspirations au bonheur et à la réalisation de soi, difficulté, convenons-en, universelle.
Si Personal affairs de Maha Hadj, film choral, tantôt explore, tantôt dévoile sans fard, les différentes frontières qui se dressent entre les êtres : frontières psychologiques dans le couple, frontières géographiques ou culturelles (entre Palestine et Israël mais aussi entre Palestine et Suède) avec leurs contraintes (la scène au barrage israélien) il fait la part belle aussi aux rêves et aux espoirs comme le montre cette superbe séquence quasi onirique du tango dansé par le jeune couple.
L’incommunicabilité, la difficulté à transgresser les conventions, à ne pas se laisser imposer un modèle de vie, le renoncement aussi ou, au contraire, l’affirmation de soi et la réalisation d’un rêve fou (voir la mer !) sont autant d’aspects de la vie qui sont explorés. Un épisode de la vie d’une famille écartelée entre plusieurs pays, entre des aspirations contradictoires et qui, au terme d’un parcours parfois difficile va trouver la voie d’un apaisement.
Barbahar (In Between paru en France sous le titre Je danserai si je veux) de Maysaloun Hamoud, lui, campe le portrait de trois femmes, trois archétypes pourrait-on dire tant la dimension démonstrative est évidente, la sauce prend néanmoins car la démontration sait ne pas se faire lourde et la complicité de ces femmes qui vont s’entr’aider et, ensemble, gagner leur autonomie, est convaincante.
Entre Layla, l’avocate qui peine à exister comme elle l’entend face à l’homme qu‘elle aime, Salma, la DJ qui aime les femmes mais que sa famille chrétienne veut absolument marier et Nour, venue de Oum El Fahem, bastion fondamentaliste musulman, encore étudiante, promise par sa famille à un homme bigot et brutal qui veut lui imposer sa volonté, la solidarité va s‘affirmer. Passée la phase d’observation, la complicité s’installe ; chrétiennes ou musulmanes, elles font front face aux interdits de leur milieu d’origine alors que Tel Aviv, la grande ville de tous les possibles, cosmopolite et ouverte leur tend les bras.
Il est à noter que tant Maysaloun Hamoud que ses actrices ont reçu des menaces de mort en provenance de OumEl-Fahem qui a interdit le film.
Michal Aviad dans Working Woman nous fait voir le monde par les yeux de Orna. Elle forme avec Ofer un couple harmonieux où des difficultés économiques bien réelles (Orna raisonne ses enfants en leur disant “quand on aura fini de payer le réfrigérateur, on pourra acheter un nouvel ordinateur“) sont supportées grâce à l’amour et la complicité qui les lient. Ofer se bat pour assurer le succès de son restaurant quand sa femme se voit offrir un poste inespéré chez le puissant promoteur immobilier Benny. Dès lors, elle va devoir jongler avec les problèmes financiers du couple, ses nouvelles responsabilités et les différents rôles qui lui incombent en tant que femme. Un plan résume à merveille la situation : Orna plie du linge, le téléphone vissé à l’oreille (c’est son patron qui est au bout du fil), l’ordinateur portable ouvert devant elle alors qu’en bruit de fond on entend les protestations des enfants car toute la famille, à table, l’attend pour manger. Elle fait face avec énergie, même lorsque sa fille tombe malade le jour d’un rendez-vous capital ; son mari compte sur elle pour l’aider financièrement mais se vexe quand son patron intervient afin qu’il obtienne enfin sa licence. Orna navigue entre toutes ces contradictions, combat l‘adversité et marque des points par ses succès commerciaux, même si l’attitude de son chef est ambiguë à son égard. Jusqu’à ce déplacement professionnel à Paris avec Benny où elle parvient à vendre huit appartements, l’euphorie de cette victoire sera de courte durée, le retour sera amer (un long travelling accompagne la route du taxi qui la ramène à la maison, on voit son visage désemparé à travers la vitre de la voiture, séparée du monde, des autres et même d’elle-même) et Orna devra peu à peu se réapproprier sa vie, se reconstruire. Certes, le film accumule les situations emblématiques mais surtout, il met en relief la difficulté d’être femme dans un monde encore et toujours dominé en toute bonne conscience, par les hommes, il nous contraint à regarder en face ces difficultés et ces contradictions.
Dans les Citronniers de Eran Riklis (scénario de Suha Arraf) l’histoire se déploie sur fond de tensions israélo-palestiniennes : dans un village de Cisjordanie sur la ligne séparant Israël et les territoires palestiniens Salma vit de sa plantation de citronniers, veuve elle est loin de ses enfants et cette plantation, héritée de son père, est tout ce qui lui reste. Le ministre israélien de la Défense s’installe de l’autre côté de la ligne, qui borde la plantation de Salma et il y voit un risque d’attaque terrorriste. Un treillage hérissé de miradors est dressé entre la propriété de Selma et le ministère, treillage sur lequel butte non seulement la vue de Salma mais aussi celle de Mira, l’épouse du ministre, celui-ci ordonne l’abattage des citronniers, Salma veut se battre et décide d’ester en justice mais si son avocat est sensible à son charme, le combat juridique ne s’en montre pas moins ardu. Contre tout attente, elle va trouver une alliée en Mira, les deux femmes sont également brimées par une situation qu’elles n’ont pas choisie : prisonnières l’une et l’autre d’un monde d’hommes, ne seraient-elles pas celles par qui la paix pourrait, peut être, un jour advenir ?
Le film est inspiré du contentieux entre un Palestinien et Shaoul Motaz, ministre de la Défense qui obtint l’arrachage d’une plantation de citronniers jouxtant son ministère.
L’Algérie nous propose à travers le film de Yamina Chouik Jusqu’à la fin des temps un film déjà récompensé par une belle carrière internationale.
Le film s’ouvre sur un plan de funérailles ; le ton est donné, l’essentiel se déroulera dans un cimetière. Est-ce à dire que ce sera un film sur la mort ? Peut-être mais pas seulement, plutôt sur la mort, la vie, l’amour. D’emblée le ton est donné par un curieux plan : en caméra subjective nous voyons par les yeux du mort, les visages des vivants penchés au-dessus du tombeau.
La séquence suivante nous montre deux véhicules qui se suivent : un car joyeux dans lequel des femmes chantent et plaisantent et un camion à bestiaux rempli d’hommes : tous vont en pélerinage en l’honneur de leurs morts à Sidi Boukelbour, lieu dominé par un cimetière sous la protection d’un marabout.
Bientôt tous et toutes descendent sauf une femme déjà âgée qui hésite avant de finalement se décider à aller sur la tombe de sa sœur. Son attitude contraste avec celle des autres pélerins qui festoient, se prennent en photo… elle est triste et indécise. Elle ne repart pas avec les autres et investit, non sans réticence, la maison de sa sœur tout en battant froid l’associée de celle-ci.
Petit à petit un sentiment éclôt entre elle et le fossoyeur, Ali ; ils retrouvent l’exubérance de la jeunesse pour courir dans les herbes folles et batifoler dans les vagues, mais peut-on aimer dans un village où la mort imprègne toutes les activités ?
Le film, précisément construit sur des contrastes (entre la sacralité du cimetière et l’exubérance des pélerins ; les funérailles traditionnelles et l’entreprise “professionnelle“ de Bilal, les enterrements et le mariage ; mais aussi dans les images : ainsi du plan où Ali court et fuit dans la rue la nuit suivi par un plan où les enfants courent en plein jour dans le cimetière) et des échos (entre les couples Jelloul/Nassima et Djaher/Ali, la proposition d’association par Bilal à Ali ou de Nassima à Djaher, la vue en caméra subjective du début du film et le récit du cauchemar de Bilal). Enfin des plans symboliques laissent entrevoir le propos du film sous l’apparence du divertissement : ce qui est en jeu ici, c’est la critique d’une tradition qui sclérose la société, imposant un comportement hypocrite et surtout le sacrifice des femmes. Si Djaher condamne la sœur dont elle était très proche ainsi de l’associée de celle-ci, c’est parce qu’elle se méprend sur leur activité. Elle-même a été rejetée par la famille de son mari à la mort de celui-ci et ne possède plus rien, critique d’une société aussi, moquée à travers le défilé d’officiels dans le cimetière, emmenés par une flûte jouant l’hymne officiel…
C’est donc un film tout en nuances, au ton tantôt tendre, tantôt humoristique ou sarcastique (servi par un son uniquement diégétique afin de garder l’attention sur son propos) qui se livre à une subtile critique de la société qu’il décrit.
Le collage poétique de Bahia Bencouikh El Fegoun Fragments de rêves, inspiré du texte le Droit de rêver de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano mêle images d’actualités et lents travellings accompagnés du texte, en voix off, de Galeano ; des plans fixes qui permettent de s’immerger dans la réalité sociale et témoignages d’opposants dont certains se sont exilés depuis. Partout un réel souci esthétique préside à la prise de vue (choix des paysages, incrustations d’œuvres picturales, omniprésence de la mer à la fois invitation au rêve et voie de fuite…).
Le film tient les promesses de son titre : entrelac de récits (de rêves, d’actions, de souvenirs) d’images, de textes, nous livre un rêve, le rêve de toute une nation qui espère un avenir à la mesure de ses espoirs. Il est d’autant plus dommage que ce film, montré sur plusieurs continents ait été censuré dans son propre pays au Festival de Bejaïa.
Le film de Yeşim Ustaoğlu la Boîte de Pandore avait fait forte impression, il y a quelques années au Festival d’Amiens, son dernier film Tereddüt (Clair-obscur) confirme avec éclat son talent ; révélation du Festival d’Antalya 2016 il y récolta une moisson de trophées (les Oranges d’or).
De quoi s’agit-il ? À première vue de l’histoire de deux femmes qui n’ont rien en commun, leurs mondes sont aux antipodes l’un de l’autre : Chehnaz, psychiatre, forme avec son conjoint architecte, un couple à première vue harmonieux ; elle est indépendante et active. Elmas, au contraire, mariée à treize ans par sa famille villageoise, sert d’esclave à sa belle-famille qui ne lui voit qu’une fonction, un destin : devenir mère. Ces deux femmes vont être amenées à se rencontrer à l’hôpital où l’une va devenir la patiente de l’autre, cette rencontre va agir sur l’une comme sur l’autre, Chehnaz va permettre à Elmas de se réapproprier ses sentiments, son histoire et son corps (la rencontre avec sa mère est un grand moment du film) et Elmas va permettre à Chahnaz de déchirer le voile des apparences qui lui masquait la réalité de sa vie : son conjoint cherche d’abord à assouvir un pouvoir sur elle et, alors qu’elle en est réellement éprise, son amour à lui et d’abord amour de soi.
Les deux femmes sont, quoique à des degrés divers, victimes d’un arraisonnement de leur vie et de leur corps, d’un contrôle de leur sexualité.
La nature est à l’unisson du vécu et du ressenti des deux femmes : la tempête au bord de la mer correspond à la tempête affective qui agite Chehnaz et va lui permettre de se révéler à elle-même, les rigueurs climatiques qui correspondent à une vie désespérément figée, glacée, vont servir de déclencheur et vont servir le dessein de Elmas, la faire passer à l’acte comme dans un état second.
L’une comme l’autre se débattent dans une vie sans libre choix et, au final sans amour, illustrant deux aspects de la vie des femmes turques et au fond, de toutes les femmes. Il faut saluer le talent de Yeşim Ustaoğlu qui tricote avec délicatesse ces destins, trame et chaîne de la vie des femmes.
Ce tour du monde méditerranéen vu par les yeux des femmes nous fait toucher du doigt des situations, des fragments de vie, des injustices, des anachronismes, des drames constitutifs non seulement de la vie des femmes mais aussi de la vie de tous les laissés-pour-compte, ceux qui sont en bas de l’échelle, qui sont opprimés, dominés car, lutter pour les droits des femmes, pour leur dignité, pour leur liberté c’est faire avancer l’humanité toute entière.
Films projetés durant le Festival :
• Working woman de Michal Aviad – Israël – avant-première française (sam 10 – 21h – Petit Théâtre) •
Maha Haj (Réalisatrice)
Suha Arraf (Scénariste)
Michal Aviad (Réalisatrice)
Bahia El Fegoun (Réalisatrice)
et Yessim Uestoglu (sous réserve)